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Des têtes de Maures dans le blason de la maison de Savoie ?

On connaît bien le drapeau corse avec une tête de Maure, emblème à l’origine incertaine, mais nous sommes moins familiers avec le drapeau sarde qui, lui, en comporte quatre. Je vais tâcher, autant que possible, d’éclaircir cette affaire, d’autant plus que la recherche de la vérité nous entraîne sur un éventail de pistes aussi passionnantes les unes que les autres.
Pour commencer, il est nécessaire de remonter bien avant l’avènement en Sardaigne du premier souverain savoyard, Victor Amédée II en 1720, dans des circonstances que nous préciserons plus loin. À cette époque, vers l’an mil, l’Empire byzantin, en voie de décadence à la suite des conquêtes des sarrasins, avait quelque peu délaissé la Sardaigne alors composée administrativement de quatre « Judicats », dirigée par des juges. L’île, convoitée par les musulmans qui contrôlaient alors l’Andalousie, constituait une base avancée pour conquérir l’Italie. L’un des chefs andalous, un pirate, Moudjahid, surnommé Museto, s’est mis en tête d’occuper la Sardaigne. Après plusieurs expéditions infructueuses, mis à part la prise de Torres (aujourd’hui Porto Torres), repoussé par une alliance des deux républiques maritimes de Pise et de Gênes, à l’initiative du pape Benoît. L’estocade finale a été portée par l’ensemble des quatre "Judicats", toujours aidés par les Pisans. Au cours de cette ultime confrontation, les Sardes parvinrent à capturer Museto et à le décapiter (après 40 ans de harcèlement). En souvenir de cette libération, une tête de Maure, en l’occurrence, celle du pirate fut placée sur le drapeau sarde, comportant déjà une croix rouge, la croix de Saint-Georges adoptée déjà par les Génois et les Anglais. Il restait donc sur cet étendard trois cases vides, trois autres têtes ont été rajoutées pour rappeler que quatre "Judicats" avaient participé à l’opération.
On pourrait se contenter de cette explication, mais il en demeure d’autres, dont celle de l’origine aragonaise du drapeau. Selon d’autres historiens, l’étendard à quatre têtes figurait depuis la même époque, antérieurement même, sur les armes du royaume d’Aragon. Une légende se rapprochant du premier récit en serait l’origine, avec cependant une intervention miraculeuse de Saint-Georges lui-même qui aurait défait les sarrasins décapitant quatre de leurs commandants au cours de la bataille d’Alcoraz où les attaquants étaient pourtant bien supérieurs en nombre. À l’issue du combat, le chevalier invincible avait disparu, ne laissant derrière lui que son bouclier marqué d’une croix de Saint-Georges.
Mais sautons d’un pas alerte jusqu’au traité d’Utrecht en 1 714 qui mit fin à la guerre de Succession d’Espagne en attribuant la couronne d’Espagne aux Bourbons en échange de cessions de territoires espagnols, dont, pour ce qui nous intéresse, l’attribution de la Sicile à la Maison de Savoie et la Sardaigne aux Pays-Bas. En 1720, le duc de Savoie, Victor Amédée II échangera le royaume de Sicile contre celui de Sardaigne, qui, avec la Savoie et le Piémont, durera jusqu’à l’annexion de Nice et de la Savoie par la France en 1 860.
J’imagine que peut-être, en raison du caractère affirmé des Sardes, le roi s’est senti tenu d’incorporer les têtes de Maures dans son blason. Pour ma part, je peux affirmer que ce drapeau est très utilisé à l’heure actuelle, on le voit notamment à l’entrée des « Agriturismo » dont je parlerai une autre fois. Il est à signaler que la Sardaigne constitue une région autonome de l’Italie que ce drapeau représente officiellement depuis 1950.
C’est aussi l’étiquette de la bière Ichnusa (Ichnusa, nom d’origine grecque de la Sardaigne avant les quatre Maures), une véritable institution sarde.

Jean-Michel Reynaud